ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 18.08.2024 | JOURNAL VI, 1993 - 1996 | 2010
20/08/2024
8 mars, Jujurieux (1993)
Obsèques de Maman Ruffieux.
Ce foyer secret
Nous voici rassemblés dans cette église où depuis des décennies, dimanche après dimanche elle est si souvent venue se recueillir. L’heure est maintenant venue où il nous faut lui dire adieu, et nous éprouvons en cet instant combien il est douloureux de voir partir un être cher. Mais parce qu’elle va nous quitter, nous pensons à elle plus qu’à l’accoutumée, et nous redécouvrons quel être rare elle a été, quelle place elle tenait dans nos vies. À l’exception de ses enfants, peu nombreuses sont les personnes qui l’ont connue. Mais nous, nous savons quelles étaient ses qualités. Toute dévouée à ceux qui l’entouraient, ne comptant jamais sa peine, dotée d’une force morale peu commune, elle a surmonté les épreuves auxquelles elle dut faire face sans jamais perdre courage, sans jamais céder si peu que ce fût à l’amertume et au ressentiment. Et parce qu’elle portait en elle une immense capacité d’amour, elle avait cette intelligence du cœur, cette aptitude à la compassion qui lui permettait de tout comprendre des réalités humaines. Pour nous tous, elle fut un modèle en même temps qu’une source de force et de vie.
De cette source sont nés sept enfants, lesquels ont conçu des enfants qui ont eux-mêmes engendré des enfants. Quand on songe à cette ample descendance, à tout ce qu’au départ elle a coûté de travail, d’efforts, de sacrifices, on mesure l’ampleur, la richesse, la fécondité de cette existence, et de la sorte, la douleur d’avoir à quitter celle que nous aimons se trouve adoucie par le message de vie qu’elle nous lègue. Car une vie pleinement accomplie, lorsqu’elle s’achève, si elle laisse une inévitable impression de tristesse, elle nous comble aussi d’un tonique sentiment de plénitude et de grandeur.
Et puisque nous sommes ici, dans cette église, c’est le lieu de rappeler que sa croyance en Dieu et sa foi profonde n’ont cessé de nourrir sa force d’âme et d’imprégner son quotidien.
Les êtres de qualité, nous ne les connaissons pas. Ils sont humbles, ils n’ont pas conscience de leur valeur, ils rayonnent silencieusement dans l’ombre, et le plus souvent, ils passent inaperçus. Tel était son cas. Car sans qu’elle en ait eu le désir, sans même qu’elle l’ait soupçonné, elle était pour nous ce foyer secret d’où nous recevions sans relâche ce qui nous aidait à vivre.
Bien que depuis trois ans son grand âge a voulu qu’elle s’éloigne quelque peu, ce qu’elle est devenue n’a pu brouiller l’image que nous garderons de sa personne. Et nous ses enfants, nous continuerons à puiser dans ce qu’elle nous a transmis, à tirer vigueur de ses souvenirs qui la maintiendront vivante au plus ardent de notre mémoire. Car celle qui nous a longtemps accompagnés, nous n’oublierons pas qu’elle fut ce chef-d’œuvre d’humanité, ou plus exactement encore et au sens plein de ces mots, une sainte femme.
10 mars
Les livres que j’ai aimés et qui ont laissé en moi leur empreinte, je les vois comme des concentrés de vie. Ils m’ont aidé à me construire, ils m’ont réconforté, épaulé, nourri, ils ne cessent d’attiser ce qui brasille au cœur de ma nuit, et il me plaît de savoir qu’ils sont là, près de moi, à portée de main, que je peux me plonger en eux lorsque j’en ai le désir.
Pour autant, je ne me prive pas d’acquérir les livres dont on me parle ou que je repère dans une librairie. Qu’ils renforcent ma cohésion, ou qu’ils la battent en brèche, ils ne manquent jamais de m’embarquer dans de passionnants voyages.
Lire, c’est le plaisir extrême de découvrir un univers différent du mien – autre sensibilité – autres conceptions, autre manière d’appréhender les êtres, la vie, le monde – et dans le même temps, de pénétrer en des régions de moi-même inconnues, de m’enrichir de ce que je possédais mais ignorais posséder, d’être poussé à mieux me connaître.
Inoubliables heures de lecture qui me tirent hors du temps et me donnent l’impression que l’essence de la vie coule dans mes veines. Poèmes, romans, essais, hymnes à la vie, témoignages de ceux qui ont connu les pires souffrances, tout ce clair et plus intense se mêlent à ma pulpe, apaisent et aiguisent ma soif, me rendent plus grave, plus intense, plus aimant.
[…]
26 décembre (1996)
. Nous restons quelques jours à Paris chez notre chère Sylva. Aucune envie de sortir. Je veux laisser décanter ce qui subsiste en moi de ce voyage au Japon. Il y a quelques années, je me suis beaucoup intéressé au bouddhisme et au zen, et je suppose que ce que j’ai retiré de ces lectures et de ces méditations m’a permis d’apprécier ce que j’ai vu dans ce pays. La beauté dépouillée des objets. Du hall d’un hôtel. D’une porte coulissante dans un restaurant. D’un kimono. De cette poterie dont l’imperfection recherchée m’a donné un surcroît de plaisir (« quelque soit l’objet, sa perfection est un défaut »). La beauté des paysages aux abords des temples. La beauté des jardins secs. La beauté – je ne peux employer un autre mot – des rochers, au Ryôan-ji, qui rompent l’uniformité de l’étendue blanche … Et bien que je n’aie pas été à même de percevoir la qualité des peintures et des calligraphies que j’ai pu voir, les heures que j’ai passées dans les musées m’ont comblé. En Chine et au Japon, pendant de nombreux siècles, peut-être dès le début de notre ère, peindre et calligraphier, c’était vivre une aventure spirituelle. Tous ces peintres et ces calligraphes qui étaient aussi de fins lettrés, nous ont laissé de nombreux témoignages. Le plus connu chez nous est celui de Shitao : Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère. Un traité inépuisable (remarquablement traduit et annoté par Pierre Rykmans qui est aussi Simon Leys). Je sens que je vais continuer à dialoguer avec ces peintres chinois et japonais pour qui la peinture était le moyen de conquérir la sagesse.
CHARLES JULIET, Lumières d’automne, Journal VI, 1993-1996,
P.O.L. 2010 p.21-23, 271-272.
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